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« L’impact du Covid-19 sur la santé et le moral des chefs d’entreprise », Interview de Olivier TORRES, Observatoire AMAROK

Dernière mise à jour:

L’observatoire Amarok publiait en février sa deuxième enquête nationale sur l’impact du Covid-19 sur la santé et le moral des chefs d’entreprise. Réalisée un an après le début de la crise, elle fait un état des lieux de la santé des dirigeants français. Pour obtenir une vision claire de la situation avant et pendant la crise sanitaire, BORDEAUX Business s’est entretenu avec Olivier TORRES. Fondateur et président de l’Observatoire AMAROK créé en 2009, professeur à l’Université de Montpellier et MBS, titulaire de la chaire santé des entrepreneurs au sein du LABEX Entreprendre, Olivier TORRES est spécialiste des petites et moyennes entreprises. Travaillant depuis de nombreuses années sur les PME, il décrypte la nouvelle enquête sur le moral des chefs d’entreprise depuis le début du Covid-19.

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Olivier TORRES, fondateur et président de l’Observatoire AMAROK, professeur à l’Université de Montpellier et MBS, titulaire de la chaire santé des entrepreneurs au sein du LABEX Entreprendre

La santé des chefs d’entreprise : une question ancienne

Lorsque j’ai créé l’Observatoire AMAROK, c’était parce que je faisais déjà le constat qu’on s’est rarement et très peu préoccupé de la santé de nos chefs d’entreprises et entrepreneurs. Encore aujourd’hui, un entrepreneur n’a pas de service de santé au travail. Pour les salariés, c’est pourtant un droit depuis la loi de 1946. Mais il n’existe rien pour les travailleurs non-salariés dans leur grande diversité. Commerçants, artisans, professions libérales, start-up, entreprises de services, petite industrie, viticulteurs

Au total, c’est 3,2 millions de personnes qui n’y ont pas accès. Pourtant, on a très peu de connaissances et de statistiques sur la santé des entrepreneurs. C’est donc ce que fait l’Observatoire AMAROK. Depuis 12 ans, nous mesurons l’état de la santé des entrepreneurs. Et depuis autant de temps, nous avons pu tirer de grands résultats des différentes études réalisées. Des vérités vérifiables à chaque fois. A commencer par le fait qu’entreprendre, c’est bon pour la santé.

Plus concrètement, qu’est-ce qui fait un entrepreneur, dans un contexte sanitaire et économique “normal” ?

Globalement, il y a trois facteurs à comprendre. D’abord, les entrepreneurs à travers le monde sont des hommes et des femmes qui font face à des environnement plus durs, contraints, stressants que les autres. Pour cause, ils travaillent en moyenne 50 heures par semaine ; ils dorment moins pour travailler plus ; sont sous l’emprise constante du stress ; vivent dans l’incertitude ; et souffrent de solitude, ont la tête dans le guidon. Ce sont des facteurs pathogènes communs à la plupart des chefs d’entreprises de TPE – PME.

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En revanche, et c’est le deuxième facteurs, on trouve heureusement des éléments compensateurs, des facteurs salutogènes. Ainsi, malgré toutes les difficultés, les entrepreneurs ont le sentiment de maîtriser leur destin ; ont une forte dotation en endurance ; font preuve d’espoir, d’optimisme en  étant constamment tourné vers l’avenir. L’esprit entrepreneurial est un esprit d’espérance. On vise toujours à faire mieux demain. Si on pensait que ça irait de mal en pis, on ferait mieux de ne plus agir du tout. Mais le chef d’entreprise témoigne d’une grande capacité d’adaptation. On n’en parle pas assez alors que ça s’apprend et se développe au cours d’une vie.

Au total, ces facteurs positifs pèsent davantage que les facteurs négatifs. C’est ce qu’on a appelé la salutogénèse entrepreneuriale.

Enfin, il y a un troisième constat. Malgré tout, les entrepreneurs ont aussi des hauts très hauts et des bas très bas. Dans les faits, ils vivent des moments d’euphorie qui les portent et des moments d’enchaînement des mauvaises nouvelles qui peuvent leur faire vivre un enfer.

Finalement, être entrepreneur, c’est mener une vie très contrastée. C’est globalement bon pour la santé, mais c’est épuisant. Travailler plus, investir son patrimoine, gérer ses salariés, faire de la croissance… Tout est source de stress.

Avec l’Observatoire AMAROK, on ne cherche pas à connaître le taux de burn-out. C’est le travail de la médecine. Ce qu’on cherche à connaître, c’est le risque de burn-out, d’épuisement professionnel. Pour pouvoir prévenir ce risque. Et les chiffres ont bien changé avec la Covid-19.

Côté santé justement, quel est le niveau d’épuisement observé chez les chefs d’entreprises un an après le début de la crise sanitaire ?

Disons que la crise a amplifié les facteurs pathogènes et atrophié les facteurs salutogènes. Quand on mesure le niveau d’épuisement professionnel, le niveau de risque de burn-out a considérablement augmenté. Pour apprécier l’évolution, on avait réalisé une première enquête en avril 2020. C’était donc un mois après le début du confinement. On avait pris la mesure sur 2000 chefs d’entreprises. Pour comparer, la nouvelle enquête intervient tout juste un an après. Le constat est sans appel : le niveau d’épuisement ne cesse d’augmenter.

Côté chiffres, on peut comparer avec l’enquête nationale de mars 2019 sur la santé des chefs d’entreprise, réalisée avec Opinion Way. A ce moment-là, 17,5% des entrepreneurs étaient en risque d’épuisement. Aujourd’hui, on est à 36,77 %. Les chiffres ont donc plus que doublé.

Plus encore, sur les dirigeants en risque sévère, on était à 1,75 % en mars 2019. En février 2021, le niveau avait grimpé à 10,41 %. Toutefois, ces chiffres peuvent se lire de deux manières. Soit on est très alarmiste et on note que 10% de la population des chefs d’entreprise est en épuisement sévère. Soit on voit l’autre pendant, puisque cela veut aussi dire que 90 % des chefs d’entreprise ne sont pas en épuisement sévère. Pour ma part, au vu du contexte sanitaire et économique, je trouve qu’il est bon de voir le positif.

D’autant qu’il faut comprendre ce qui se cache derrière le risque de burn-out dans les TPE – PME. Dans les petites et moyennes d’entreprises, un dirigeant qui ne peut plus travailler, c’est le risque d’arrêt total de l’entreprise. Ce n’est pas le cas dans les grands groupes. On a toujours tendance à parler des grands groupes mais ce n’est pas la majorité du paysage économique et on ne peut pas assimiler les PME et les grands groupes. Il y a des modes de fonctionnement très spécifiques en PME. Dans une grande entreprise, si le dirigeant est empêché, quelqu’un prend le relai et rien ne change. Sauf qu’en Europe, la taille moyenne des 25 millions d’entreprises en Europe, c’est 6,5 salariés. C’est donc une large majorité de PME.

Quels syndromes spécifiques liés à la santé physique et mentale des chefs d’entreprise sont apparus suite au deuxième confinement, à l’automne 2020 ?

C’est justement le second point à noter. En plus d’une hausse du risque de burn-out, on assiste à une métamorphose du syndrome de l’épuisement des chefs d’entreprises. Pendant 10 ans et environ 25 études, quand on mesurait l’épuisement professionnel, on retrouvait toujours les mêmes déterminants en tête. Ils étaient très bien identifiés.

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Crédit photo : Observatoire AMAROK – Photographie par Jean Lecourieux-Bory

D’abord, le sentiment de déception. Le chef d’entreprise pouvait être déçu de ses salariés, ses clients, l’Etat, son environnement familial… Cette déception s’explique assez facilement. En effet, on a affaire à des gens tellement investis qu’ils attendent trop de leur environnement. Ensuite, il y avait le sentiment d’usure, de lassitude. Le quotidien fait que le chef d’entreprise perd de sa passion, de sa fougue. Enfin, on retrouvait le couple infernal manque de sommeil / fatigue.

Or, pendant la crise, pour la première fois, les facteurs 1 et 2 sont le sentiment d’impuissance et le sentiment d’être coincé. Le premier renvoie à l’incapacité à comprendre de quoi sera fait le lendemain. Le second, à l’incapacité d’agir. C’est complètement inédit.

Dans les faits, le confinement tétanise et altère la santé mentale. Les chefs d’entreprise n’ont pas tellement peur du virus. Le problème, c’est que le confinement vient enrayer leur fonctionnement. Il faut savoir que les chefs d’entreprise ont une double caractéristique psychologique. Ce sont des hyperactifs qu’on force soudainement à rester à la maison. Et ce sont des gens qui cherchent le sentiment de maîtrise, qu’on vient d’un coup briser par le sentiment d’impuissance.

Les conditions qui caractérisent d’ordinaire le monde entrepreneurial sont-elles toujours présentes chez les dirigeants d’entreprises ? 

On est aujourd’hui sur un entrepreneuriat adaptatif. Pendant longtemps, un entrepreneur planifiait, anticipait. On montait un business plan et on faisait des plans sur la comète. Aujourd’hui, il est très compliqué de lire l’environnement. C’est un peu la même différence qu’il y a entre inviter des amis à manger et les voir débarquer à l’improviste. Quand on invite, on a le temps d’anticiper le menu, de tout bien préparer. Alors que quand ils arrivent sans prévenir, on ouvre son frigo, on fait l’état des lieux, et on trouve des solutions.

On revient toujours à la capacité d’adaptation. En entrepreneuriat, il vaut toujours mieux être adaptable plutôt qu’adapté. Sinon, dès qu’on change de contexte, on ne rentre plus dans les cases.

Justement, d’après l’étude de février sur la santé des chefs d’entreprise, la caractéristique qui a le plus augmenté, c’est la capacité d’adaptation. Le dirigeant n’est pas l’arme au pied attendant la défaite : il se débat. C’est ce que j’ai appelé l’effet colin maillard. Ils ont un bandeau sur les yeux et avancent à l’aveuglette. Mais ils cherchent toujours à s’adapter, ce qui est plutôt bon signe.

De plus, alors qu’on parle toujours des difficultés des chefs d’entreprises à cause de la Covid-19, il faut quand même noter que près de 10 % ont même augmenté leur CA pendant la crise.

La crise permet-elle aux chefs d’entreprise de saisir les opportunités ?

Il y a des entrepreneurs inspirants, adaptatifs. Je vous donne l’exemple d’un jeune entrepreneur de l’EM Lyon. Il fait des bocaux de plats cuisinés bio. Pendant la crise, il s’est mis à en vendre aux hôtels qui voulaient continuer à offrir un service de restauration à leurs clients. On a aussi Michelin qui se met à fabriquer du gel hydroalcoolique. Ou encore le fait d’apprendre à utiliser les outils digitaux. Dans ma situation personnelle, ça m’a permis de proposer des conférences rémunérées sur Zoom.

En fait, le constat est simple. Les chefs d’entreprise ont besoin de se mettre en effectuation. C’est l’idée que, quand on ne peut plus lire l’environnement, on a au moins la maîtrise sur son entreprise en interne. On peut réfléchir sur ce qui peut être fait autrement pour y dégager des gains de productivité.

Prenons l’exemple des restaurants fermés. C’est aussi l’occasion de refaire les peintures par exemple. Plutôt que de fermer 3 semaines pendant qu’on pourrait être ouvert, on profite de la fermeture administrative pour remettre les choses au propre. On peut aussi renégocier ses factures pour réduire ses charges. Ou encore réduire la surface de bureaux pour réduire le coût des loyers.

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Cette crise est venue à nous à l’improviste, mais il faut arrêter de se plaindre. Regardons les compétences et ressources de l’entreprise pour faire naître de nouvelles activités et nouvelles pistes d’affaires qui seront pérennes demain.

Que cherchent à faire les chefs d’entreprises pour rebondir en ce début d’année ?

A la capacité d’adaptation s’ajoute la volonté de donner du sens à ce que l’on fait. En réalité, la crise a permis de faire le point sur ce qu’on veut faire, ce qu’on ne veut pas faire, avec qui on veut le faire et comment on veut le faire. C’est une introspection salutaire. Beaucoup en sont venus au constat qu’ils n’avaient pas envie de repartir sur le même rythme qu’avant.

C’est valable aussi pour moi-même. J’ai pu prendre plus de temps pour moi, pour ma famille. J’ai changé mes habitudes. Moi qui n’avais pas regardé de film en famille depuis 30 ans, j’ai redécouvert ce plaisir.

D’ailleurs, on a beaucoup travaillé à distance. Par la suite, je pense que la nature va reprendre ses droits. On va tout de même avoir à gérer un mix présentiel / digital. Ceci dit, pour moi, on va se heurter à une évidence. Selon la nature des réunions, ceux qui seront présents auront toujours un avantage sur ceux qui sont à distance. La nature va reprendre ses droits mais les réunions sur des sujets triviaux pourront continuer à se faire à distance. Dans les faits, il va falloir équiper des salles capables de faire du co-modal. 

De plus, autant le distanciel est facile pour les grands groupes, autant ce n’est pas forcément le cas pour les PME. Pour cause, la PME est un management de proximité, une entreprise plus sensorielle. C’est aussi pour cela que la crise est plus cruelle pour les PME que pour les grands groupes. 

Il y a aussi d’autres facteurs, d’autres changements qui s’opèrent dans les entreprises. A commencer par la volonté d’être en cohérence avec ses valeurs. Mais aussi, le fait d’assumer la conséquence de ses actions. Cela va dans les deux sens : si je réussi c’est grâce à moi, si j’échoue, c’est de ma faute aussi. On remarque aussi une hausse du sentiment d’auto efficacité. Le sentiment que ce que je fais, j’arriverai à le faire.

Quelque part, la crise a une vertue positive pour l’entrepreneuriat mais aussi pour la santé. C’est bon pour la santé d’être adaptatif, bien mieux que d’être rigide. Cela promeut un entrepreneuriat durable.

La quantité d’informations liées à la crise sanitaire impacte-elle la santé des chefs d’entreprise ? Freine-t-elle l’entrepreneuriat ?

Lors du premier confinement, pour la première fois, les chefs d’entreprises passaient beaucoup plus de temps à s’informer. En revanche, plus ils s’informaient, moins bonne était leur santé. C’est assez logique en somme. Les dirigeants étaient en moins bonne santé mentale car les médias sont régies par la loi du mort / kilomètre. L’idée qu’on parle beaucoup plus d’une demie-mauvaise nouvelle locale que d’une vraie mauvaise nouvelle dans un autre pays par exemple. Cela renvoie également à l’idée qu’une mauvaise nouvelle attire plus facilement l’attention qu’une bonne nouvelle.

Depuis un an, la presse tourne en boucle sur la Covid-19. Les variants, astrazeneca, le taux de mortalité… Forcément, l’exposition à des sources anxiogènes altère la santé mentale. De plus, en ce moment, une nouvelle chasse l’autre. L’information se périme aussi vite qu’elle sort.

L’ensemble donne naissance à un syndrome d’empêchement. Lorsqu’un chef d’entreprise est empêché de travailler, il ne prend pas pour autant du temps pour lui. En réalité, ça l’épuise davantage encore. Pour cause, ce sont des personnalités d’actions et de vision.

Il y a également un deuxième constat à faire lié à l’information. En effet, un entrepreneur, c’est  quelqu’un qui passe de l’info à l’idée et de l’idée à l’opportunité. Sauf que la crise atrophie la capacité à évaluer des opportunités. D’où l’importance de se mettre en effectuation pour trouver de nouvelles recettes. Cela remet du baume à l’ouvrage, permet de reprendre confiance et de retrouver les facteurs salutogènes.

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